Annexes:

Les entretiens

Les critiques

 
 
 
 

 

 

Entretiens avec Maryse Condé :

Entretien n° 1, n° 2 et n° 3

 

 

Entretien n° 1 :

MARYSE CONDE

Un tête-à-tête avec Maryse Condé ne s'improvise pas.
A peine a-t-elle fait escale en France qu'elle s'envole pour les États-Unis. A peine a-t-elle retrouvé cette terre d'adoption qu'elle s'apprête à rejoindre sa Guadeloupe natale. Maryse Condé fait partie de ceux qui partagent leur vie entre plusieurs continents. Nomade, elle n'a cessé de l'être. De la Guadeloupe où elle est née, à la France où elle a suivi ses études, elle n'a cessé de passer d'un territoire à l'autre pour y vivre ou y travailler : Côte d'Ivoire, Guinée, Sénégal, Mali, Jamaïque, Angleterre et États-Unis où elle enseigne aujourd'hui la littérature à l'Université. Mais ce n'est pas tant le voyage et la mobilité qui font l'âme et l'esprit de cette nature nomade. C'est l'errance dont se nourrit l'auteur pour observer le monde et le décrire. C'est la disposition que procure cette errance pour rester dans l'étonnement, pour demeurer étranger à une réalité par trop familière. Pour être au-dehors et au-dedans, dans l'entre-deux du monde.


Si loin ?
Dans sa littérature, tout rappelle ce tiraillement entre le proche et le lointain : personnages à la recherche de leur identité (Hérémakhonon, 1976), protagonistes partagés entre deux cultures (Une Saison à Rihata, 1981), marginalisés et exclus de la communauté dans laquelle ils vivent (Traversée de la Mangrove, 1989 ; Ségou, 1984-1985). Bien souvent, les héros de Maryse Condé sont des anti-héros. Personnages plein de faiblesses et de doutes. Perdus dans une quête des origines, tournés vers le passé au point d'occulter le présent. Bien souvent aussi, l'Afrique est au coeur de ce questionnement. Désenchantement par rapport à ce que les personnages croyaient y trouver, l'Afrique n'est ni pittoresque ni mythique. Elle n'est jamais le lieu qu'ils ont idéalisé, ni le paradis d'avant la connaissance.


Ecrivain un point c'est tout
Cette tentative de déconstruction se retrouve dans ses premiers romans. Elle est allée à contre-courant des idéologies marxistes et révolutionnaires qui agitaient l'Afrique et n'a pas été épargnée pour ce désabusement avant l'heure. Provocatrice et empêcheuse de tourner en rond, elle a milité pour que la vérité soit dite et a été superbement ignorée par la critique africaine en retour.
Mais Maryse Condé n'aime pas qu'on lui colle des étiquettes.
Ni l'étiquette de l'Antillaise qui écrit contre l'Afrique, ni aucune autre étiquette d'ailleurs «Ni écrivain-femme, ni écrivain-guadeloupéen, ni écrivain-francophone. Écrivain un point c'est tout»

1.Sans doute aura-t-il fallu Ségou pour découvrir une autre de ses facettes et conquérir le grand public?
Ségou n'est pas un roman militant. Il constitue ce qu'on a coutume d'appeler un "best seller" même s'il est sans complaisance et sans compromis. Écrit selon les règles du genre pour concocter une saga digne des grands romans d'aventure, Ségou est une oeuvre où foisonnent les rebondissements, les coïncidences et les coups de théâtre. Ségou est un monument, une fresque gigantesque que Maryse Condé a imaginée pour décrire la grandeur et la décadence du royaume Bambara colonisé par les Blancs, et celle d'une famille disséminée aux quatre vents, disloquée, partagée entre les traditions ancestrales et l'Islam. Tout y est dit, même la participation des marrons de la Jamaïque au trafic négrier et à la diaspora noire qui, devenus les alliés des Anglais, avaient pour tâche de dénoncer leurs frères. Derrière l'histoire de la famille Traoré, Maryse Condé dévoile un pan immense de l'histoire du Mali. Le nom de Dousika Traoré résonne sur quatre générations comme celui d'Auréliano Buendia dans Cent ans de Solitude de Gabriel Garcia Marquez.


Et il nous tient.
On aurait donc tort de ne voir dans l'oeuvre de Maryse Condé que la trace d'une écriture à tout prix contestataire. Il y a dans Ségou, comme dans plusieurs de ses oeuvres, du romanesque avant tout. Mais il y a aussi quelque chose d'énigmatique dans cette perpétuelle interrogation sur ce qui est facteur d'ambiguité dans l'identité des hommes et dans les rapports qu'ils entretiennent les uns avec les autres. Une énigme que l'auteur ne chercherait pas à résoudre mais à reposer dans des contextes et des situations à chaque fois différents. Les romans et nouvelles qui ont suivi Ségou, prolongent le questionnement même s'il a changé d'objet. Il porte désormais sur le monde antillais : son métissage, sa mémoire à l'égard de l'Afrique, sa dispersion.
Son dernier roman, Le Coeur à rire et à pleurer, nous aide à mieux comprendre cette démarche qui consisterait à retrouver en soi les traces d'une mémoire partagée par un plus grand nombre. Élevée en vase-clos dans une communauté guadeloupéenne fermée et exclusive, la petite-fille qui se confie dans Le Coeur à rire et à pleurer rend compte à sa manière de la ségrégation sociale entre les Noirs, les Blancs-Pays et les Guadeloupéens qui existait alors dans cette société des années cinquante. Ce que l'adulte interroge des années plus tard par le biais du souvenir, c'est la part du dit et du non-dit qui a façonné sa statue intérieure. Cette chose tapie qu'elle a senti des années durant chez ses parents, mélange de tabou et de gêne pour lui expliquer ce que sont l'esclavage et l'oppression, pour dire de quoi est fait ce passé collectif. Au point de découvrir soudainement l'origine de ce silence à la lecture du livre de Zobel : "D'un seul coup tombait sur mes épaules le poids de l'esclavage, de la traite, de l'oppression coloniale, de l'exploitation de l'homme par l'homme, des préjugés de couleur dont personne, à part quelque fois Sandrino, ne me parlait jamais"

2. Ce devenir-adulte
Le regard de l'enfant est sans concession. Père, mère, frères et soeurs ne sont pas épargnés par l'ironie et la caricature. Ils sont pris sur le vif, croqués dans ce qu'ils ont de plus drôle et de pathétique. Dernière-née d'une famille de huit enfants, Maryse Condé reprend le fil de son histoire. "Répliqueuse" et forte tête, questionnant par principe, l'intéressée reconnaît volontiers ce caractère déterminé qui lui aura permis de faire front et de respecter le serment qu'elle s'était fait en secret : ne pas devenir "aliénée", à l'image d'une famille obéissante à toutes sortes de préjugés et de conventions.
A chaque nouveau récit, Maryse Condé nous parle de ce devenir-adulte. De cette fuite à l'intérieur de soi pour sortir du territoire que notre éducation a défini.
C'est le mélange de virulence et de douceur qui est surprenant dans l'écriture de Maryse Condé. Cette déroute provoquée par la teneur du propos et la sagesse de son expression. Maryse Condé a le verbe clair et l'expression franche. Parfois, l'optimisme l'emporte sur la dérision et la contestation se fait plus douce. Dans sa "Lettre au six milliardième humain" parue dans Libération, en décembre 1999, l'auteur invite le lecteur à comparer la Guadeloupe d'hier et d'aujourd'hui. Elle l'invite à imaginer à quoi ressemblait une naissance il y a moins d'un demi-siècle et à quoi elle ressemble à l'aube de l'an 2000. Jadis, il y avait du rite, du sens et du symbolique. Dorénanant, il ne reste que du séculier et de l'anonyme. La Guadeloupe a désormais mis ses pas dans les pas du reste du monde, en lui empruntant les mêmes valeurs et les mêmes standards. Et Maryse Condé de conclure :
"N'écoute pas ces esprits chagrins et ne crains surtout pas pour la spécificité de la région à laquelle tu appartiens. La culture d'un peuple ne meurt jamais "

3. Lisa Pignot
1 Françoise Pfaff, Entretien avec Maryse Condé, Ed. Karthala, Paris, 1993
2 Maryse Condé, La Coeur à rire et à pleurer, Ed. Robert Laffont, 1999
3 « Lettre au six milliardième humain », in Libération, 12 octobre 1999.
Maryse Condé a reçu fin 1999 le Prix Marguerite Yourcenar pour son dernier roman Le Coeur à rire et à pleurer. A cette occasion, Médianes a souhaité lui poser quelques questions et pénétrer plus avant dans l'intimité de ce récit.

Lisa Pignot : Le Coeur à rire et à pleurer rassemble une suite de petits récits où vous évoquez des moments choisis de votre enfance en Guadeloupe. Ces morceaux d'enfance sont loin d'être anecdotiques, que représentent-ils pour vous ?
Maryse Condé : La mémoire ne fonctionne pas en continu. Je ne pourrais certainement pas reconstituer l'intégralité de mon enfance (par exemple : ce matin-là, je me réveillai le Coeur en fête...).
Je garde à l'esprit les événements qui pour une raison ou une autre, m'ont frappée. Ce sont les seuls qui ont une portée, une signification.
L.P. : Dans vos romans, on trouve des personnages qui ont en commun une recherche de leurs aïeux mythiques ou biologiques. Évoquer sa propre enfance, sa famille, l'éducation que l'on reçoit, est-ce aussi une quête des origines ?
M.C. : Ce n'est pas vraiment une quête des origines. C'est une tentative de voir comment j'ai pu me libérer des carcans de l'éducation... pour devenir ce que je suis. Enfant de la "bourgeoisie de couleur, la chose la plus triste qui soit au monde" selon Légitime Défense, il m'a fallu pas mal batailler.
L.P. : Ce livre a pour sous-titre : « Contes vrais de mon enfance ». Le conte peut donc être « vrai »... ?
M.C. : C'est une manière de dire que toute reconstitution du passé est douteuse, devient un conte. On ajoute, on retranche, embellit malgré soi même dans les moments où on croit cerner la vérité. Ce problème de la vérité m'a toujours interpellée. Où est-elle ? Qui la détient ? Je vous renvoie à Desirada.
L.P. : Comment utilisez-vous le conte dans ces récits et, d'une manière plus générale, qu'apporte selon vous la forme du «conte» à la narration ?
M.C. : Rien. Le conte est oral. C'est encore un mythe de croire que l'oralité peut revivre dans l'écriture et qu'un écrivain est, dixit Chamoiseau, "un marqueur de paroles". C'est peut-être le rêve de tout écrivain de Céline à Queneau, mais hélas, il s'agit de deux techniques radicalement différentes.
L.P. : L'épigraphe du Coeur à rire et à pleurer est une phrase de Proust « Ce que l'intelligence nous rend sous le nom de passé n'est pas lui ». Est-ce une façon de dire au lecteur que le souvenir pur n'existe pas, qu'il est toujours lié au travail de la conscience ?
M.C. : Moi, j'ai compris différemment la phrase de Proust. Nous en revenons à votre première question. On ne garde du passé que ce qui a été ou douloureux ou agréable, c'est-à-dire ce qui garde l'empreinte des sentiments. On ne peut revivre vraiment que ces instants-là. Le travail cérébral de reconstitution par l'intelligence est inopérant.
L.P. : Le Coeur à rire et à pleurer vient de recevoir le Prix Marguerite Yourcenar qui récompense une oeuvre de fiction écrite en français. Est-ce important pour vous que, précisément pour cet ouvrage, l'on reconnaisse le travail de fiction et de recomposition du réel qui est fait avant son caractère autobiographique ?
M.C. : J'aime beaucoup Le Coeur à rire et à pleurer mais je persiste à croire que j'ai écrit des ouvrages plus achevés, Migration des Coeurs, Desirada. En tout cas qui m'ont donné plus de mal au niveau de la technique narrative, de l'écriture.
L.P. : La société que vous décrivez dans Le Coeur à rire et à pleurer, pétrie de ségrégations raciale et sociale, n'est pas celle de la Guadeloupe contemporaine. Dans l'article que vous avez publié récemment dans Libération (1), vous êtes plus indulgente avec la Guadeloupe d'aujourd'hui à propos de laquelle vous dites qu'elle « marche au même pas que le reste du monde ». L'effet de mondialisation et d'uniformisation des cultures semble moins vous inquiéter ?
M.C. : Je voulais seulement dire qu'il faut accepter et même accueillir avec enthousiasme le changement. C'est la condition de la vie. La société guadeloupéenne est encore trop frileuse, hostile aux négropolitains comme elle les appelle moqueusement, hostile à tous ceux qui vivent au loin, à tout ce qui vient d'ailleurs. Elle est hantée par cette notion dangereuse : l'authenticité. D'autre part, je ne crois pas que la globalisation signifie forcément l'uniformisation des cultures. Elle peut provoquer au contraire chez chacun le désir de défendre son altérité menacée.
L.P. : Parmi les romans que vous avez écrits, certains mêlent la fiction et des événements historiques réels : il y a bien sûr Ségou, il y a aussi votre livre sur Tituba, la sorcière des Barbades ou encore Les derniers Rois Mages qui fait référence à Béhanzin, ce roi du Dahomey exilé par les Français. Il semble que le fait historique soit pour vous une source d'inspiration ?
M.C. : Étudiante, je rêvais de devenir une historienne. mais j'étais trop paresseuse (voir Le Coeur à rire et à pleurer). Je ne me suis jamais guérie de cette fascination pour l'histoire. C'est comme un cinéaste qui aimerait faire des films d'époque.
L.P. : Après la saga de la famille Traoré de Ségou, vous
avez écrit d'autres romans basés sur l'histoire d'une famille :
La Vie scélérate, Les derniers Rois Mages. Est-ce le thème de la famille qui vous intéresse ou est-ce, plus généralement, la place de l'individu dans le collectif ?
M.C. : Le roman d'une famille, c'est aussi d'une certain manière un roman de l'histoire. Vous connaissez le jeu de mots : story/history?

Propos recueillis par Lisa Pignot

 

1 : « Lettre au six milliardième humain» in Libération , 12 /11/ 1999.

Ouvrages cités :
Une Saison à Rihata, Ed. Robert Laffont, Paris, 1981.
Ségou, tome I « Les Murailles de la Terre », Ed. Robert Laffont, Paris, 1984.
Ségou, tome II « La Terre en miettes, Ed. Robert Laffont, Paris, 1985.
Moi, Tituba, sorcière... Noire de Salem, Ed. Mercure de France, Paris, 1986.
La Vie scélérate, Ed. Seghers, Paris, 1987.
Hérémakhonon (En attendant le bonheur), Ed. Seghers, Paris, 2ème ed. 1988.
Traversée de la Mangrove, Ed. Mercure de France, Paris, 1989.
Les derniers Rois Mages, Ed. Mercure de France, Paris, 1992.
La Migration des Coeurs, Ed. Robert Laffont, Paris, 1995.
Desirada, Ed. Robert Laffont, Paris, 1997.
Le Coeur à rire et à pleurer, Ed. Robert Laffont, Paris, 1999.

 

Entretien n° 2:

«J’écris pour trouver des réponses aux questions que je me pose.»

Maryse Condé
«La race n’est pas primordiale»

Propos recueillis par Elizabeth Nunez, romancière, professeur d'anglais et directrice de l'Institut des écrivains noirs au Medgar College de New York

Condé au gouvernail
Romancière, militante, enseignante et critique… Maryse Condé est tout cela mais peut-être aussi et surtout navigatrice. Car la grande dame de la littérature antillaise nous invite à explorer des univers très divers, depuis le monde cruel de la traite des Noirs à la spirale de la passion amoureuse. Parcourant l’entrelacs des relations entre l’Afrique, les Antilles et l’Europe, la littérature à succès de Maryse Condé se nourrit de son expérience personnelle.
Née en 1937 à la Guadeloupe, elle quitte le confort familial à l’âge de 16 ans pour poursuivre ses études à Paris. L’effervescence de la décolonisation et du mouvement de la négritude l’amène à sillonner l’Afrique occidentale, d’abord avec son mari guinéen puis seule, avec ses quatre enfants. A son retour à Paris en 1973, elle achève son doctorat sur la littérature antillaise à la Sorbonne tout en se lançant dans une carrière littéraire. Elle connaît le succès avec Ségou, les murailles de terre (Robert Laffont,1984), description captivante de l’impact de l’islam sur l’Afrique de l’Ouest animiste et de la brutalité de la traite négrière.
En 1985, Maryse Condé est invitée à enseigner aux Etats-Unis. Elle y fonde le Centre des études françaises et francophones de l’Université de Columbia, où elle enseigne encore aujourd’hui. Ses 11 œuvres de fiction (traduites en de multiples langues) lui ont valu de nombreuses récompenses, dont le Grand Prix littéraire de la femme (1986) et le prix Yourcenar (1999). Plus important encore, Maryse Condé est l’un des rares auteurs «étrangers» à être reconnu comme l’un des leurs par les Africains. Son mari Richard Philcox et elle partagent leur temps entre New York et la Guadeloupe.
La Guadeloupe, l’Afrique, New York... En dialoguant avec sa consœur de Trinidad, Elizabeth Nunez, la romancière raconte son parcours de femme noire et sans complexe, d’écrivaine entre trois continents.
J’ai été très touchée par une conférence que vous avez donnée, il y a deux ans. Vous expliquiez comment, pendant votre enfance à la Guadeloupe, vous ne vous sentiez pas différente d’une Française. Alors pourquoi avez-vous tenu à aller en Afrique?
MC: Souvenez-vous, Elizabeth, lorsque nous sommes allées ensemble au restaurant à la Guadeloupe. Vous avez été choquée de constater que tout le personnel était français et blanc. Cela vous donne une idée du contexte où j’ai grandi. Les enseignants étaient français. Les prêtres, lorsque nous allions à la messe en famille, étaient blancs. Nous vivions dans cet environnement et cela me semblait normal. Je ne me posais pas de questions. Bien sûr, je voyais bien que j’étais noire, mais je n’accordais aucune importance à la couleur de ma peau. Puis je suis allée en France et j’ai découvert que je n’étais pas noire par hasard. Une différence profonde existait entre moi et les gens dont la peau était blanche. Il fallait que j’aille en Afrique pour découvrir la signification et l’importance de cette différence.

EN: Qu’avez-vous découvert?
MC: Au début, j’ai cru qu’une origine et une histoire communes unissaient tous les Noirs, que nous formions un seul peuple, divisé par le fléau de l’esclavage. Entre les Guinéens – parmi lesquels je vivais – et moi, née en Guadeloupe, seule la traite négrière avait créé une séparation.

EN: Et vous ne le pensez plus?
MC: Ma première découverte importante en Afrique, c’est que je ne parlais pas la même langue que les Guinéens. Nous ne mangions pas les mêmes plats – cela peut vous paraître dérisoire, mais c’est important. Nous ne nous habillions pas de la même façon, nous n’aimions pas la même musique, nous ne partagions pas la même religion. Au bout de quelques mois, je me suis sentie terriblement isolée. Je ne pouvais même plus communiquer avec mon mari guinéen. De là est née ma deuxième découverte: la race n’est pas le facteur essentiel. La culture est primordiale. Comme je ne partageais pas la culture des Guinéens, des Africains, j’ai quitté l’Afrique. Cette décision a mis fin à mon mariage.


EN: La proximité culturelle avec votre mari, Richard Philcox, blanc et britannique, est donc plus importante que celle qui existait avec votre premier mari, bien qu’il fût noir et africain.
MC: Lorsque j’ai rencontré Richard, il y a 20 ans, j’étais dans ma période militante et je ne concevais pas de vivre avec un Blanc. Ma relation avec lui a beaucoup troublé mes enfants, qui étaient eux aussi très nationalistes. Mais j’ai fini par comprendre que la couleur de la peau n’avait pas d’importance. Ce Blanc m’était plus proche que mon premier mari, plus proche que la plupart des gens que je connaissais. C’est une question de compréhension mutuelle, en un mot, d’amour. Le mariage n’est pas un engagement politique. Il concerne les sentiments et les choix personnels de deux individus.

EN: Revenons-en au moment où vous quittez l’Afrique. Où vous installez-vous alors?
MC: Je devais gagner ma vie. Je suis allée en France, malgré les difficultés pour y trouver du travail. Je me suis immergée dans la communauté antillaise, j’ai vécu comme une exilée. Cinq ans plus tard, je retournais à la Guadeloupe.

EN: Et aujourd’hui, que pensez-vous de l’Afrique? J’ai parfois l’impression d’être victime d’un cruel coup du sort: à peine sommes-nous parvenus à nous sentir fiers de notre riche héritage africain que nous nous voyons bombardés d’informations sur la corruption généralisée, semble-t-il, sur le continent. N’en avez-vous pas honte, parfois?
MC: J’ai vécu pendant 12 ans en Guinée et au Ghana. Ces années ont été les plus difficiles de mon existence. Les régimes y sont corrompus, c’est indiscutable. Les gens pâtissent de l’incurie de leurs dirigeants. Ils meurent de faim ou de maladie. Le continent souffre de mille maux, à quoi bon le nier? Mais on ne doit pas en conclure que l’Afrique est inférieure. Il a fallu des années aux pays européens pour parvenir à la démocratie. Nombre d’entre eux ne sont pas au bout de leurs peines. La France, par exemple, est constamment déchirée par des grèves et des affrontements. Pourquoi aurions-nous honte des problèmes de l’Afrique, que le néocolonialisme et le manque d’éducation contribuent à aggraver? Cette situation résulte d’un long passé colonial, des conditions très défavorables dans lesquelles les indépendances sont survenues. L’Afrique s’efforce de surmonter ses problèmes. Je suis sûre qu’elle y parviendra un jour.


EN: Dans votre roman Les Derniers Rois mages [Gallimard, 1995], je vois une satire de ces Africains-Américains des classes moyennes qui n’évoquent les Africains qu’avec révérence et critiquent ceux qui osent dénoncer la corruption régnant sur le continent. Vous situez cette histoire dans «une prestigieuse université noire d’Atlanta, où les dévoués professeurs parlaient autant du devoir envers la race que de sciences ou de littérature».
MC: Ce comportement, chez certains Africains-Américains, masque un profond complexe d’infériorité. Ils ont honte de l’Afrique telle qu’elle est aujourd’hui et préfèrent mentir à propos des fléaux dont elle souffre. Regardons les choses en face: l’Afrique a été privée de sa grandeur, de son pouvoir, de sa magnificence. Si nous continuons à occulter cette réalité douloureuse, notre perception du continent restera incomplète. Nous avons un devoir envers notre peuple qui souffre, il est temps d’en prendre conscience. Obtenir réparation pour l’esclavage, arracher des aides financières? Ces combats ne m’intéressent pas. Je lutte pour élaborer une solution que je puisse offrir aux populations africaines désespérées qui ont besoin de reprendre confiance en elles. Pour citer Marcus Garvey1: «J’aimerais apprendre à l’homme noir comment trouver la beauté en lui-même». Le problème pour moi n’est pas de combattre les Blancs qui sont mauvais et néfastes, mais de combattre ceux d’entre nous qui sont mauvais et néfastes.

EN: Et pourtant vous parlez beaucoup de l’esclavage dans vos livres, ce qui me paraît inhabituel pour un écrivain de la Caraïbe. Les Antillais semblent vouloir sauvegarder leur bonne opinion de la «mère-patrie» et des Européens. Récemment, une journaliste britannique, expatriée à la Trinité, rendait compte de mon dernier roman, Bruised Hibiscus. Piquée au vif par ma critique du colonialisme, elle insinuait que je mordais la main qui m’avait nourrie. J’ai été choquée par l’absence de réactions, même au sein de ma famille. Personne n’a fait l’effort de rappeler l’évidence: l’esclavage et le colonialisme ont nourri les Britanniques, pas le contraire. Et vous-même, que cherchez-vous à montrer, à travers vos récits sur l’esclavage?
MC: On me demande souvent pour qui j’écris. J’écris pour moi-même. J’écris à propos de l’esclavage, de l’Afrique, de la condition des Noirs dans le monde parce que je veux ordonner mes pensées, comprendre le monde, être en paix avec moi-même. J’écris pour trouver des réponses aux questions que je me pose. L’écriture est pour moi une sorte de thérapie.


EN: Vous ne cherchez pas à instruire?
MC: Non, pas vraiment. Les premières générations d’écrivains, comme Aimé Césaire, avaient cet objectif: instruire leur peuple, écrire pour lui. J’appartiens à une génération plus modeste. Nous écrivons d’abord pour nous rendre le monde compréhensible et si nous y parvenons, peut-être aidons-nous aussi nos lecteurs.

EN: Est-ce pour cette raison que vous n’écrivez pas en créole? Selon certains intellectuels, je pense au Martiniquais Patrick Chamoiseau, les écrivains de la Caraïbe devraient écrire dans la langue de la plupart des Antillais.
MC: Je refuse ce genre d’opposition entre français et créole. Comme je le dis souvent, Maryse Condé n’écrit ni en français, ni en créole, elle écrit en Maryse Condé. Chacun d’entre nous doit trouver sa voix, sa manière d’exprimer des émotions, des impressions intimes, ce qui exige d’utiliser tous les langages possibles. A la fin de mon dernier roman, Célanire cou-coupé [Robert Laffont, 2000], vous trouverez un glossaire contenant du vocabulaire issu de langues africaines, de langues créoles ou de l’espagnol. Pour raconter, sans la trahir, l’histoire que j’avais en tête, j’avais besoin de toutes ces sources. Restreindre l’alternative au français ou au créole est un choix politique. En politique, il est nécessaire de parler la langue la plus compréhensible par les gens, mais un écrivain devrait avoir toute liberté pour choisir le mode d’expression le mieux adapté à ses désirs.

EN: Et pour vous, ce mode d’expression est le français?
MC: Mon français, ma propre version du français qui n’est pas la langue qu’on entend en France. C’est un mélange entre la langue d’une personne née en Guadeloupe, à l’écoute des nombreuses sonorités différentes du langage, et mon langage personnel.


EN: Dans ce cas, qu’est-ce qu’un authentique écrivain antillais?
MC: J’ai horreur du mot «authentique». Me voici, moi, Maryse Condé, née en Guadeloupe, ayant vécu en Afrique et à Paris, vivant et travaillant à New York. Vous voilà, vous, Elizabeth Nunez, née à la Trinité, ayant passé la plus grande partie de votre vie à New York. Nous sommes toutes deux d’authentiques écrivains antillais. Cela tient à des choix personnels, aux relations avec son pays d’origine, à une manière de concevoir sa place dans le monde et de se percevoir soi-même.

EN: C’est vrai. Mais parce je vis ailleurs, il me semble parfois que les Antillais estiment que je n’ai plus le droit d’écrire sur les Antilles, que je ne peux pas en parler de manière authentique.
MC: Que veut dire «en parler de manière authentique»? Ecrire, c’est donner sa propre version de la réalité. Je n’ai pas besoin de me justifier. Libre aux lecteurs de penser que je ne suis pas un véritable auteur antillais; je crois, moi, avoir toute légitimité pour écrire sur la Guadeloupe et pour affirmer que je suis une véritable écrivaine guadeloupéenne.

EN: Mais pensez-vous qu’il existe une littérature antillaise?
MC: Oui, mais elle est difficile à définir. L’écriture d’Edwige Danticat [une jeune Haïtienne vivant à New York] représente un aspect de la littérature antillaise. Vous, Elizabeth Nunez, un autre aspect. Moi, encore un autre, et les gens qui écrivent depuis leur île – Patrick Chamoiseau, par exemple – représentent un aspect encore différent. Toutes ces voix composent une symphonie qui est la littérature antillaise. Je ne vais pas la définir, parce qu’elle est trop complexe, trop plurielle, trop changeante pour s’épuiser dans une étroite définition.

EN: On me range parfois parmi les écrivaines féministes parce que les personnages féminins, dans mes romans, ont souvent de fortes personnalités. Pourtant, ce n’est pas un parti-pris. Je m’inspire des femmes qui ont exercé une influence sur moi, qui prennent leur vie en charge. Vos personnages féminins, eux aussi, sont remarquables. Vous définiriez-vous comme une écrivaine féministe?
MC: Je ferai la même réponse que vous. J’ai été élevée par ma mère et ma grand-mère, deux caractères forts. Tout comme mes sœurs. Et comme les autres femmes que j’ai connues en Guadeloupe. Elles n’abdiquaient pas face à l’adversité. Je ne me considère pas comme une féministe. J’écris sur ce que je connais.

EN: J’aime beaucoup La Migration des cœurs [Robert Laffont, 1995]. Quelle libération de voir le grand classique d’Emily Brontë, Les Hauts de Hurlevent, au travers de personnages noirs! Vous réduisez à néant les théories racistes qui cherchent à nier notre humanité commune. Etait-ce là votre intention, ou aviez-vous des raisons plus personnelles d’écrire ce roman?
MC: J’étais une enfant très sombre, très solitaire. J’étais toute petite lorsque ma mère est morte, et pendant des années, j’ai essayé de rétablir le contact avec elle. Je la cherchais partout, dans la nature, partout. J’avais peut-être 15 ans et je vivais à la Guadeloupe quand on m’a offert Les Hauts de Hurlevent. J’ai eu le sentiment que ce livre avait été écrit pour moi. Je me suis identifiée à Heathcliff, à sa rage de retrouver Cathy après sa mort. J’ai écrit ce roman pour montrer qu’en dépit des différences d’époque, de situation ou d’idéologie, les femmes peuvent communiquer entre elles parce qu’elles partagent des expériences et des désirs communs. A un siècle de distance, Emily Brontë peut s’adresser à Maryse Condé. Il fallait que je réécrive le récit d’Emily Brontë, non pour mettre en évidence les différences entre les Antillaises et les Anglaises, mais plutôt pour montrer nos points communs.

EN: Vous commencez votre livre en espérant qu’Emily Brontë approuvera votre interprétation de son chef-d’œuvre. Ce souhait vous a-t-il limitée d’une manière ou d’une autre?
MC: En écrivant mon roman, je dois avouer que j’ai totalement oublié Emily Brontë. Je me suis attachée à la relation entre Cathy et Heathcliff, à l’amour fusionnel des deux personnages. Mais je relisais souvent le roman d’Emily Brontë, et je le gardais sur mon bureau, ouvert à la page où Cathy dit: «Je suis Heathcliff». C’est une phrase magnifique. Elle dit l’intensité de la passion possible entre deux êtres. En achevant mon roman, je me suis demandé ce qu’Emily Brontë en aurait pensé, mais sans m’attarder sur cette question.

EN: Pouvez-vous nous parler de votre travail à l’Université de Columbia? Vous y avez créé un département d’études francophones. En fait, vous le présidez.
MC: Les Antillais anglophones ou hispanophones sont reconnus à New York, mais on ignore largement les francophones. C’est comme si nous n’existions pas. Quand je dis que je viens de la
Guadeloupe, mes interlocuteurs sont perplexes. Ils n’en ont jamais entendu parler. Lorsque j’ai été invitée à enseigner la littérature antillaise à l’Université de Columbia, j’ai considéré comme un devoir de créer ce département,
pour attirer les Antillais francophones, pour qu’ils disposent d’un espace où parler d’eux-mêmes, de leur travail et qu’ils puissent se faire connaître. A Columbia, au moins, on sait désormais qu’Aimé Césaire n’est pas le seul écrivain antillais francophone.

EN: Vous êtes beaucoup trop modeste, Maryse. Je sais quels efforts vous déployez pour promouvoir la littérature antillaise. Vous avez organisé des colloques remarquables sur le sujet et, récemment, vous avez créé le prix des Amériques insulaires et de la Guyane, qui récompense le meilleur ouvrage littéraire antillais, quelle qu’en soit la langue.
MC: On m’a parfois reproché d’avoir accepté l’argent d’un béké [Créole blanc issu de la «plantocratie»] pour financer ce prix. Mais Amédée Huyghues Despointes aime la Guadeloupe autant que je l’aime. Il se préoccupe de l’avenir de ce pays. Il serait temps d’en finir avec ces divisions entre Noirs et Blancs.


EN: Votre nouveau livre s’intitule Célanire cou-coupé...
MC: Avec ce roman, je m’éloigne des précédents. Mes filles se plaignaient que tous mes romans soient tristes et douloureux; j’ai donc écrit un roman comique et fantastique. Il s’inspire d’un fait divers, publié par un journal guadeloupéen en 1995, à propos d’un bébé de sexe féminin trouvé mort, la gorge tranchée, sur un tas d’ordures.

EN: Cela ne m’a pas l’air très gai, Maryse.
MC: Ecoutez, vous me direz ce que vous en pensez. Tout le monde veut savoir pourquoi la petite fille a été tuée ainsi. En général, une femme qui veut se débarrasser de son bébé ne lui tranche pas la gorge. C’est trop cruel. Du coup, les Guadeloupéens s’imaginent qu’elle a été sacrifiée. Dans l’histoire, la fillette est ramenée à la vie par un médecin qui lui rafistole le cou. Elle part ensuite à la recherche de ceux qui l’ont assassinée.

EN: C’est une histoire très triste.
MC: Attendez. La jeune fille s’attaque alors à tout ce que nous considérons comme sacré. Par exemple, elle part pour l’Afrique au début de la colonisation. Lorsqu’elle se rend compte que la colonisation est un échec à cause de l’absence totale de communication entre Africains et Européens, elle décide de remédier à la situation en créant un bordel où des Africaines font l’amour à des Blancs. Tiens, vous riez.

EN: Ça, c’est drôle.
MC: Vous voyez que c’est un roman comique.

EN: Une farce.
MC: Oui, c’est le mot.

EN: Vous êtes un magnifique écrivain, vous menez une brillante carrière d’enseignante, de chercheuse, d’administratrice, de militante littéraire, de mentor pour écrivains débutants, tout en ayant une vie de famille très active. Comment arrivez-vous à tout concilier?
MC: Honnêtement, je n’ai pas de réponse. Je ne fais pas l’effort d’être ceci ou cela. Je suis tout à la fois.

1. Homme politique jamaïcain, militant de la cause des Noirs (1887-1940).

Entretien tiré du site web :
la race n'est pas primordiale
www.unesco.org courier 2000_11 fr dires

 

Entretien n° 3:

150ème ANNIVERSAIRE DE L'ABOLITION DE L'ESCLAVAGE

“Nul lieu du Monde ne peut s'accommoder du moindre oubli d'un crime, de la moindre ombre portée. Nous demandons que les non-dits de nos histoires soient conjurés pour que nous entrions tous ensemble, et libérés, dans le Tout-Monde. Ensemble encore, nommons la traite et l'esclavage perpétrés dans les Amériques : crime contre l'humanité.”
Edouard Glissant
Patrick Chamoiseau
Wole Soyinka


La parole à... Maryse Condé

Auteur de divers romans qui lui ont valu de nombreux prix littéraires, Maryse Condé est née en Guadeloupe. En 1993, elle a été la première femme à recevoir pour l'ensemble de son oeuvre le prix Puterbaugh décerné aux Etats-Unis à un écrivain de langue française. Actuellement, elle enseigne la littérature à l'université de Columbia (New-York).

Le Nouvel Afrique Asie : Dans votre roman “Desirada”, l'héroïne vit tour à tour aux Antilles, en France, en Afrique, en Amérique. N'est-ce pas là un périple sur les traces du trafic esclavagiste ? Peut-on y voir une clé de lecture du livre ?

Maryse Condé : Non, je n'ai pas du tout pensé au trafic esclavagiste. Desirada est un livre principalement centré sur les migrations contemporaines. Sur l'exil qu'aujourd'hui tant des nôtres, Africains comme Antillais, sont forcés de vivre dans leur quête de conditions de vie meilleures. Evidemment, on peut dire qu'il existe une continuité dans notre histoire : continuité d'oppression, de déracinement. On peut penser que le commerce triangulaire d'antan perdure et se métamorphose sous de nouveaux contours. Mais je n'ai cherché dans ce livre qu'à représenter le présent.

NAA : à propos de votre séjour au Mali - d'où est né votre roman “Ségou” - vous avez dit y avoir retrouvé vos racines. En quoi ces “retrouvailles” ont-elles nourri votre travail d'écrivain ?

M. C. : Je crois que la grande leçon que m'a apportée l'Afrique, et pas seulement Ségou, c'est de m'assumer en tant que femme noire, consciente de son altérité, de la richesse du monde auquel elle appartient. De décentrer l'Europe, c'est-à-dire de cesser de la considérer comme une référence absolue, le lieu unique des valeurs culturelles.

NAA : La mémoire de l'esclavage est-elle une source vivante pour la création ?

M. C. : Oui, à condition qu'elle n'alimente pas de clichés et ne nourrisse pas le dangereux complexe de “victimisation”.

NAA : Pour vous, quel sens peut avoir une commémoration de l'abolition ?

M. C. : Aucun sens. La date de 1848 ne signifie rien pour moi : elle appartient à l'histoire de France, qui n'est pas la mienne. Mon histoire s'inscrit ailleurs. Mes ancêtres ont commencé à se battre bien avant 1848. Si, en Haïti, ils sont parvenus à conquérir leur liberté en 1805, en Guadeloupe ils ont été floués. 1848 n'introduit pratiquement aucun changement dans leur condition. “Nouveaux citoyens”, ils continuent à manquer de l'essentiel. Le discours sur leur infériorité ne change pas. Tout ce que le paternalisme de Schoelcher leur propose, c'est d'oublier leur origine africaine pour enfin devenir des hommes.

NAA : Si l'on considère, comme le font certains écrivains antillais, que le concept culturel de “négritude” est aujourd'hui dépassé, peut-on voir dans celui de “créolité” une progression, une ouverture pour la pensée négro-africaine ?

M. C. : La créolité m'apparaît comme le prolongement de la Négritude qui, Sartre avait raison dans Orphée Noir, “était pour se détruire”. La prise de conscience des limites de la notion de Race, fondement de la Négritude et du panafricanisme, l'accent mis sur la spécificité des Antillais, éléments qui fondent la créolité, succèdent à mes yeux au passage obligé qu'était la Négritude. La créolité n'a pas vocation à être, pour reprendre votre expression, une ouverture pour la pensée négro-africaine puisque précisément elle nie ce dernier concept et met l'accent sur ce qu'elle appelle la diversalité. D'une certaine manière, ce n'est pas une progression, mais un repli. Inévitable peut-être.

Propos recueillis par Chantal Guionnet

Entretien tiré du mensuel web : le Nouvel Afrique Asie.

 

 
Géraldine Rouan-Logeais - mis en ligne le : 04 décembre 2005